Je suis là le premier. Je préfère. Comme ça s'il y a un problème technique j'ai le temps de réagir et de trouver un plan b. C'est quelque-chose qu'on apprend en premier en Service.
C'est elle qui a proposé une rencontre. C'est moi qui a fixé la date et le lieu. Un dimanche soir, en centre-ville, ça me paraît l'idéal. Primo parce qu'il y a moins d'humains dans les rues. Secondo parce que tout le monde baisse sa vigilance, avant de reprendre le boulot. Même les espions. Alors me voilà, dans ce café de Princes Street, à attendre cette inconnue. Inconnue sur le papier disons. Quand on est de la famille du Président du Conseil, on devient aussi anonyme, que Beyonce, ou Keenan fille. Même si je les met pas sur le même plan. Enfin, c'est quand même l'une des raisons qui me pousse à penser, que la fille va se dégonfler. Franchement, je ne lui en tiendrais pas rigueur. Pour l'instant, elle n'est pas encore en retard.
Je ne sais pas comment elle se déplace. J'espère qu'elle aura eu l'idée d'éviter le bus, avec les chutes de neige, c'est un vrai merdier pour se déplacer. J'ai même dû mettre des chaînes à T. pour éviter les dérapages incontrôlés. Et même avec ça certains quartiers sont chauds à pratiquer depuis mercredi. Ce n'est pas la seule nouveauté. Depuis que j'en ai discuté avec Saturn, je me lance pour donner une seconde jeunesse à cette bécane. Déjà, elle a des nouveaux freins. Ça fait un moment que j'aurais dû le faire. J'hésite à carrément lui mettre de nouveaux pneus. Mais, je n'ai clairement pas les fiances qui vont avec mes fantasmes mécaniques. Faut voir.
Aie. Putain de nerfs. J'ai fini le stock de vicodine ce matin. C'est la merde. Et comme on est dimanche, je douille sec depuis 15h00. Le pharmacien avec qui j'ai un accord est en congé. Je vais devoir prendre rdv pour avoir une prescription... Rien qu'à y penser j'ai les boules. J'en ais ras le culs des blouses blanches. Mas, c'est ça ou le scotch. Même mon foie de compét va finir par crier grâce. L'ironie me tire un sourire que j'ai du mal à défaire. Grâce, c'est un prénom de bigote ça. Je me souviens d'avoir lu un article sur son oncle où il se disait de l’Église catho. Ça doit être folklorique avec le mari hippy.
_ Grâce ? Je regarde la jeune femme tirer la chaise vide devant la table. Elle est jeune.
J'ai beau avoir lu sa bio sur Wiki... C'est en la voyant que je réalise le fait. C'est une gamine. Enfin une jeunette. Elle a tout de l'étudiante propre sur elle. Jolie. Avenante. Avec cet air, on doit lui lâcher des infos plus facilement. Si je me souviens bien sa famille est de noblesse écossaise depuis un bail. Autant dire que ses ailleuls ont dû asservir les miens, à un moment ou à un autre de l'Histoire. Pas que ça me pose un problème en soit. Les Miller n'ont pas eu d'autres ambitions que de vivre tranquilles. Y a bien que moi pour avoir cherché à brisé la tradition familiale. Enfin ! Si je n'avais pas lu ses articles sur le net, j'aurais eu du mal à voir en elle la reporter roots qu'elle est vraiment.
_ Sean. Je tente un souris moins automatique. Après tout, ça fait plusieurs semaines qu'on échange sur le réseau.
Sans la connaître, j'ai quand même pu voire qu'elle a l'air cool. Dans le bon sens du terme. C'est d'ailleurs ce qui m'a poussé à dire okay à une rencontre. Avec son nom et mes indics, y a moyen de faire un peu bouger les choses. C'est pas que j'ai spécialement la fibre rebelle. On ne peut pas dire que je sois des résistants. Mais, dans une certaine mesure... j'ai toujours été dissident, quand je sentais que ça partait en couille. Pour moi, c'est ça servir son pays. Savoir quand fermer sa gueule et suivre les ordres. Et savoir quand l'ouvrir. Maintenant, faut que je vois ce que la miss a dans le ventre. De là, on verra où on va.
_ Bon tu prends un truc à boire et aprés... on cause ? Vu la température extérieure ce n'est pas un luxe. C'est une priorité. Quand on a froid on cogite moins bien.
Grace est précautionneuse. La nuit est tombée sur la ville depuis près d'une heure. Il a neigé toute la journée et une fine couche de poudreuse à recouvert la végétation des parcs, le toits des immeubles, les têtes des statues et la pointe des clochers. Sur son rocher, la silhouette noire et massive du château a prit des airs enchantés. Mais c'est le début de soirée et, dans les rues de la capitale, le manteau blanc s'est transformé en une boue collante et grisâtre sous les pas des badauds. Il ne fait pas encore assez froid pour le moment, mais bientôt, cette bouillie sale et polluée formera des plaques verglacées avec les chutes des températures nocturnes. La jeune femme a troquées ses bottines à talon pour ses chaussures de trek. Elle a eut comme un haut le cœur en les passant. Elle était revenue de Bolivie avec. Elle regrette à présent de ne pas les avoir brûlé. Ou jeté. Comme le reste de ses fringues. Mais avec ce temps et ces rues temporairement transformée en patinoire, elle est soulagée d'avoir quelque chose qui accroche. Avec, elle porte un gros collant de laine grise, sous une jupe de velours côtelé camel, une coupe droite qui lui arrive à mi-cuisse. Son nez est enfoui dans le col volumineux de son pull en mérinos. Une sorte de truc énorme et informe dans lequel on pourrait en mettre deux comme elle. Mais tellement confortable. Dessus, elle porte une veste vintage de peau retournée, une fripe trouvée aux puces pour quelques livres. Contre son flan, elle sert son petit sac en cuir, tanné par les années et les voyages autour du globe. Il ne contient pas grand chose, mais peut-être ce qu'elle possède de plus précieux. Son appareil photo. Un carnet. Quelques stylos. Un lecteur holographique d'occasion, pas un truc dernière génération, mais qui fait la base. Son téléphone est dans la poche de son manteau.
Elle remonte Princes Street en vérifiant l'heure sur l'écran du smartphone dont le verre porte des éclats par endroit. Il en a vu, lui aussi. Elle n'est pas en retard. Elle force un peu le pas, ici, les trottoirs ont été sablé et la neige a presque entièrement disparue. Son regard se porte sur les numéros au dessus des portes et aux devantures. The Old Jack. Elle pousse la porte et la chaleur et l'animation à l’intérieur contraste avec le calme engourdie de la rue. Son regard balaie la salle avant de repérer son contact. Elle n'a pas de doute. Elle sourit, soulagée de voir qu'il ne lui a pas posé un lapin. Elle note tout de même le « détail » qu'il a omis de mentionné dans leurs nombreuses conversations écrites. Son regard n'est pas insistant. Cela ne change de toute façon rien. Mais peut-être comprend-t-elle mieux certaines choses. Les chaises aux alentours sont vide et elle s'installe face à lui. Il n'a pas la quarantaine, pourtant, il porte dans le regard cette lueur de ceux qui en ont vu. Un éclat terne qui lui donne dix ans de plus.
-Enchantée !
Elle tend une main franche au dessus de la table. Son sourire est tout aussi honnête. La reporter est plutôt à l'aise. Ils ont déjà longuement discuté virtuellement et elle se sent en confiance. Assise, elle se défait de sa veste. Maintenant qu'elle est a l'intérieur, elle étouffe. Au passage, son regard sonde les lieux, plutôt déserts à cette heure. Elle cherche une carte, une ardoise, quelque chose qui lui donnera un indice sur ce qu'elle va commander. Dans les hauts-parleurs résonnent un accent de soul noire-américaine. Le type l'enjoint de se poser trois minutes, avant d'entrer dans le vif du sujet. Elle hoche du chef et le patron vient prendre sa commande. Elle prend un grog. Au rhum. Elle précise. C'est le temps idéal pour ça.
J'approuve son choix du menton. Leur gorg est pas mal ici. Je viens ici de temps en temps. C'est tranquille et c'est aussi pour ça que je l'ai choisi. Pour ça et parce que la tenancière est une portoricaine cool. Quand je l'écoute parler j'ai l'impression de partir au soleil. Y a jamais assez de soleil dans une journée. Ouais, je suis sûrement maso, mais putain ce qu'il me manque le cagnard des arches asiat'. Y a une lumière qu'on ne voit nul par ailleurs là-bas. Enfin, j'ai troqué les bombes contre la grisaille écossaise, depuis six ans maintenant.
_ Nop. Ça va. J'ai fais un peu de luge au niveau du canal. Mais c'était marrant. Je la désigne du menton et lui renvois la question. Et toi ? Y a la politesse et puis y a la prudence de flic. Si elle a perçu une menace, la moindre menace, j'espère qu'elle va me le dire.
Je continue mon observation de la demoiselle. Elle ne m'a pas dit le sujet de son prochain article. Mais je comprends. C'est comme l'état Major. Y a du top secret dans l'air. Étant donné la teneur des rumeurs c'est le minimum. Les reporters ça nous complique la vie, quand on est sur le terrain à veiller sur leurs miches. Mais, sans eux, il y aurait encore plus de trucs cachés. J'en ai connu à Beyrouth. Le pauvre n'a pas fait long feu. Pris dans une rafle trois jours après son arrivée.
Ça ne doit pas être évident pour elle. Le cul entre deux chaises. Mais bon, ce n'est pas mes affaires. Le principal c'est qu'elle a les contacts que je n'ai pas. Ceux qui peuvent faire basculer la vapeur.
_ Avant qu'on commence faut que je te dises. C'est une première pour moi. Formuler comme ça, ça peut faire puceau. Mais je ne peux pas me permettre de me mouiller plus. Ou d'être compromis. Déjà parce que si les anciens l’apprennent je finirais avec une balle dans le crâne. Y en a deux trois qui seraient ravis de finir le job. J'aimerais autant éviter. Et puis de façon beaucoup plus pragmatique... Ça me fermerait la porte de la F. Corps. Adieux la pension de l’État. Bonjour la prison et tous les tarés que j'y ai envoyé. Mon identité ne doit pas filtrer.
Je soulève mon verre sans la quitter des yeux. Les yeux ne mentent pas eux. C'est là qu'on peut savoir si la personne est réglo. J'ai tendance à faire confiance au BG de cette nana. Mais, je sais aussi que la nature humaine est pourrie jusqu'à l'os. Moins on attend d'elle et mieux on s'en sort. Ce qui peut paraître paradoxal quand on se retrouve dans un fauteuil à 28 ans.
_ Ce que j'ai c'est du classé. Donc tu dois être prête à gérer la réaction en hauteur. Je dis ça parce que je veux lui faire peur. Ce n'est pas du sadisme. C'est de la prévention. Y a pas besoin d'aller à l'autre bout de l'Archipel pour trouver des mecs prêts à tuer père et mère pour survivre. Non, y en a juste ici à Édimbourg. S'ils apprennent qu'on fouine dans leurs affaires on finira six pieds sous terre. Plutôt moignons sous terre dans mon cas. Je ne vais pas faire de philo ce n'est pas le moment.
Je me passe une main sur la barbe, l'air de rien. Chaque mouvement que nous faisons doit paraître absolument naturel. Dire que je suis paranoïa dans ce genre de situation, c'est peu de le dire. Avec les nouveaux systèmes de surveillances déployés partout dans les métropoles c'est devenu beaucoup plus facile de se faire prendre. Je passe la main sous la table, je soulève le coussin de « T ». c'est encore la meilleure planque.
La carte mémoire est compressée, encodée, protégée. J'ai fais autant que j'ai pu pour que ce soit une forteresse. Ça reste du semi-amateur... mon domaine de prédilection c'est la recherche. Mais bon, j'ose espéré qu'avec ça, il faudrait quand même un peu de temps avant de se la faire craquer. Je remonte ma main et je vais tout de suite chercher une serviette dans le porte serviette sur la table.
_ Oh attend tient... Dis-je en lui tendant le paquet dissimulé. Fais gaffe où tu mets tes mains.
Grace hoche la tête à la réponse que lui sert son interlocuteur. Un fin sourire poli se dessine sur ses lèvres.
Elle se sent légèrement rassurée de le voir à l'aise avec le sujet. Plus qu'elle ne l'est elle-même visiblement. Elle ne sait pas vraiment comment aborder le sujet. Comment se comporter. Elle a toujours peur de faire une gaffe avec les gens qu'on ne peut pas classer dans la case « valide ». C'est con, elle le sait. La peur de froisser, ou quelque chose du genre. La peur de rien comprendre à ce que c'est vraiment que d'être « hors norme ».
Elle a conscience que ce sont des barrières que la société a instauré pour palier ses propres limites. Comme si les étiquettes donnaient une échelle de valeurs. Comme si la différence étaient une tare. Alors avec les bonnes manières petites manières qu'on lui a inculquées, elle se répète qu'il n'y a pas de différence, qu'une personne handicapée reste une personne comme une autre. Qu'il n'y a pas de différence.
Mais au final, elle sait que c'est des conneries. Bien sûr qu'il y en a une, de différence. Elle est même tangible. Visible. Elle se trouve hypocrite d'affirmer l'inverse.
Elle a ses deux jambes, lui non. Lui est confronté aux galères d'un monde inadapté à ses besoins là où elle fait face à un quotidien auquel elle n'a même pas à réfléchir. Si ça, c'est pas de la différence... C'est cette différence là, qui la met mal à l'aise. Cette différence qui fait qu'en dépit de tout ce qu'on essaie de faire croire, il n'est censément pas possible de dire que valide ou non, c'est la même chose ; Dans un monde idéal, peut-être. Dans un monde où il serait aussi aisé d'être l'un comme l'autre, alors peut-être, oui, que ça pourrait être la même chose.
Mais ce n'est pas le cas.
Et comment oser dire que cette différence ne définit pas les individus ? Est-ce que cet homme serait le même avec ses deux jambes ? Serait-elle la même femme sans ses deux yeux, ou avec un bras en moins ? Elle a la certitude que non. Et c'est cette conscience que sa vie à elle se déroule dans la banale simplicité d'une existence là où certain doivent la jouer en mode « difficile ».
C'est tout cela qui la pousse à ne pas trop savoir comment se comporter ; Jouer l'ignorance, montre sa sollicitude ? Alors elle sourit. Comme une petit fille sage et polie. Elle sourit lorsqu'il mentionne les quelques dérapages probables.
-Ç'a été, elle répond avec simplicité. Il n'y a pas beaucoup de monde dehors ce soir. Reprend-elle comme pour répondre à ses inquiétudes tacites.
Elle est étonnée de la formule qu'il utilise pour définir leur collaboration. Mais elle hoche gravement du chef lorsqu'il affirme que son identité doit restée tue.
-Bien évidemment, rétorque-t-elle avec sérieux. L'anonymat de mes sources est primordial.
Elle est sincère. Elle ne plaisante pas sur ce genre de chose. C'est vitale. Pour elle, sa crédibilité, son travail, la confiance. Pour tout. Elle ne peut pas affirmer faire correctement son travail si ce n'était pas le cas.
-Ça ne me fait pas peur, affirme-t-elle sans sourciller. Je ne serais pas là si je n'étais pas prête... et toi ?
A vrai dire, elle n'a plus peur de rien. Ni des réactions, ne des intimidations, encore moins des menaces. Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark, et elle a bien l'intention de le déterrer. Est-ce qu'il cherche à lui faire peur, en affirmant qu'il ne donne pas cher de leur peau s'ils se font prendre ? Il en faut plus pour la décourager. Il lui semble qu'elle a trompé la mort une première fois, depuis, elle ne vit que du temps en plus. Un bonus.
La serveuse vient poser la boisson brûlante devant elle et elle la remercie poliment. Elle prend un air naturel, comme si toute cette conversation était des plus banales. Elle saisit la serviette qu'il lui tend avec sollicitude, et un petit sourire gênée sur les lèvres.
-Merci. Elle semble s'essuyer. Je peux être maladroite parfois.
Elle feint un petit rire nerveux tandis qu'une main va à sa veste et que l'enveloppe disparaît dans une poche intérieure.
Oui ce que je dis peut passer pour une vérité générale. Mais c'est trop sérieux pour que je me contente d'un présupposé. Une relation par écrans interposés, ça doit toujours passer le test du réel. Je sens que Grace n'a pas menti sur qui elle est. Moi non plus... pas vraiment. C'est dans notre intérêt de faire le truc bien.
Je pense qu'on l'a tous les deux compris. Tant mieux. Sans quoi on risquerait encore plus gros.
_ ... prêt ouais. Il est temps que ça saute. Je dis ça sur un ton plus désinvolte que ce que je ressens. Mais c'est comme ça. Le réel attaque moins quand on lui met des couleurs vives.
Je ne suis pas léger. Au contraire, je suis lourd. Tellement lourd que j'ai souvent l'impression que je resterais la face contre le sol jusqu'à ma mort. C'est sûrement comme ça que je vais finir d'ailleurs. Ça ne me fait pas peur. Depuis l'attaque là-bas, chaque journée est...
Mon action n'est pas motivée par l'idéalisme. En tous cas ce n'est pas le leitmotiv principal. Non, c'est un truc beaucoup moins joli qui m'a fait franchir le cap. Grâce n'a pas à savoir pour quoi je fais ça. Tout ce dont elle a besoin c'est d'un gars sûr et de donner fiable. Par chance, elle a les deux.
Bon. Déjà le colis est livré. C'est une chose de moins à penser.
_ Profite tant que c'est encore chaud. C'est plus bon après. Elle verra ça sur la « notice ». Mais j'ai placé une fonction chronophage. Dans cinq jours les fichiers d’auto-détruiront. Qu'elle les ait lu ou non. On n'est jamais trop prudent. Oh non jamais.
_ Tu sais qu'il y a plein de monde comme toi et moi dans le monde. Des gens qui aiment le voyage. Tu devrais venir. On fait des soirées de temps en temps. C'est sympa. Les mecs râleront. Rien à battre. Il nous faut plus de monde. De la force vive. Autrement, ça n'avancera jamais. Ils ont du mal à comprendre. Trop planqués dans leur bat-cave.
Ouais donc voilà. Je ne suis pas officiellement un dissident. Mais de fait, je fricote pas mal avec les révolutionnaires de la pire engeance. Ça vient sûrement du front. Il y en a beaucoup qui quand ils rentrent à la maison voient les choses d'un autre œil. Pas qu'on se découvre une conscience polique. Juste qu'on sait à quel point on se fait enculer par les puissants. Et puis bah, personne n'aime avoir mal. Normal qu'on finisse par réagir.
_ La nouvelle destination à la mode c'est Singapour.
Yes. L'Asie. Là-bas il se passe des choses qui ne sont pas nettes. Vraiment pas nette. Et ça fait longtemps que ça dure. Messa Corpo. C'est genre la cible, le gros poisson, le maquereau, qu'on aimerait bien mettre sur le grille. Elle peut faire quelque-chose. Elle peut faire une enquête. C'est la première piste que je peut lui donner. Le reste ça sera pour plus tard. En fonction de comment elle s'en sort. Et ouais, le Réseau test les nouvelles recrues.
La jeune reporter hoche doucement du chef à l'affirmation de Miller. Elle n'a aucun doute quand au fait que c'est un type déterminé. Après tout, un type sans détermination n'irait pas bien loin dans sa condition. Et clairement, il ne serait pas là un soir tel que celui-ci, avec un temps aussi pourri. Le ton qu'il emploi est en désaccord avec la lueur qui brille dans son œil. Il donne le change, il essaie de ne pas se montrer trop vindicatif. Après tout, ils ne font que boire un verre innocent dans un petit café et échanger des banalités. Du moins, c'est ce que tout le monde est censé croire. A nouveau, elle acquiesce. Elle sait que sa phrase est pleine de sous-entendus, même si pour le moment, elle n'est pas bien certaine de ce qu'elle doit comprendre. Elle a tout de même une petite idée et sait qu'elle découvrira de quoi il en retourne dès qu'elle sera rentrer chez elle. Elle sait également qu'on est jamais trop prudent dans ce milieu et que laisser des informations en liberté pourrait leur causer du tord à l'un comme à l'autre. Surtout lorsqu'on sait à quel poisson ils ont décidé de s'attaquer. Il continue sur sa lancée de doubles sens et elle esquisse un petit sourire entre politesse et amusement, cependant, son regard, qui ne le quitte pas des yeux, brille d'une intelligence qui ne laisse pas de doute quant à la signification de ses paroles :
-Ça serait avec plaisir, j'apprécie toujours partager mes expériences avec d'autres. Mais je ne voudrais surtout pas m'imposer.
Elle conclut avec une certaine douceur. Son statut de reporter et journaliste peut en faire frissonner plus plus d'un. Mais elle sait également qu'elle a suffisamment d'arguments, de principes et de détermination pour les faire changer d'avis à son sujet. Et contrairement à beaucoup, elle n'a pas peur. Certes, jamais il ne lui viendrait à l'esprit d'agir de façon inconsidérée, mais le sentiment qu'elle porte de ne plus rien avoir à perdre lui donne comme des ailes.
Elle fronce très légèrement les sourcils à la dernière remarque de l'ex-militaire. Son sourire se fait un peu plus interrogateur alors qu'il lance le sujet de Singapour. Elle comprend qu'il fait probablement référence à l'une des plus grosses multinationales mondiales dont le siège est en Asie. Dans la ville-état péninsulaire. Avec cette simple phrase, il ne lui fait que confirmer des soupçons qu'elle nourrit déjà. Elle a eu vent de pas mal de rumeurs et elle ne cherche qu'à pouvoir les étayer. Mais elle sait également que le poisson est probablement trop gros pour elle seule. Il lui faut se rapprocher d'autres personnes, peut-être même trouver des contacts sur l'ensemble du globe, pour faire un travail commun, à l'échelle mondial. La Mesa est une machine trop grosse et trop puissante pour qu'une attaque isolée soit efficace. Un article révélant les actions en sous main de la corporation n'aurait pas plus d'effet qu'une piqûre de moustique pour le géant, mais la révélation conjointe d'un véritable scandale entourant différentes filières de la Mesa aurait de quoi ébranler la multinationale... Et puis rien ne coûtait de commencer à creuser un peu plus en profondeur, en parallèle des recherches qu'elle avait déjà commencé à mener depuis son retour.
-Ça fait partie des destinations que je rêve de connaître, oui, finit-elle par renchérir, un peu pensive, sur le même ton que son interlocuteur.
Elle prend alors la tasse fumante dans laquelle flotte paresseusement une belle tranche de citron. Les odeurs mêlés du rhum et de la girofle agissent sur elle comme une madeleine de Proust. Elle boit une gorger brûlante avant de reprendre.
-Et vous ? Il vous arrive de prendre des vacances ? Demande-t-elle sur un ton presque badin.
Elle sait que des vacances, elle risque de devoir en prendre un peu, en fonction de ce qu'il y aura sur cette clé USB. Se couper du monde -virtuellement- pour empêcher les fuites, recouper les sources, écrire un article et trouver quelqu'un qui aura le cran de le publier et... attendre et voir.
On n'a pas énormément de contact avec les grateux. Ceux qui font les papiers. Mais comme je le pense, je le dis. C'est qu'avec un accès à la Presse qu'on obtiendra une influence. L'information est un vrai pouvoir. On le voit très vite quand on est sur le front. Comment on devient barge de ne pas savoir ce qui se passe dans le reste du monde... et chez les siens. On était ouf, dés qu'il y avait ne serait-ce qu'un vieux journal ramené de la ville, par le commandant. Sans parler du courrier, quand il circulait.
Puis on sait comment marche une révolution. Les contre-pouvoir ne tiennent pas très longtemps dans l'ombre. Il faut qu'ils explosent. Qu'on entende la colère et qu'on la sente dans la bouche. Autant nous afficher direct. C'est en tous les cas ce que je pense. Grace doit avoir sensiblement le même avis, puisqu'elle est ici avec moi. Alors, qu'elle ne s’inquiète pas. La place on va la lui faire. L'union. La force.
_ Non, t'as toute ta place parmi nous. Et moi je te couvre, miss.
Des vacances ? C'est vrai que c'est un truc que je n'ai pas intégré. Les perm' sont de six jours max, dans mon secteur. Pas le temps. Alors me donner deux semaines de champ libre... Boar. Si. J'en profite pour faire une campagne complète de WOW. Boire comme un damné avec un des gars. Faire un peu de sport, quand j'ai la motiv'. Puis... voilà. Pas hyper glorieux, je sais. Surtout quand je pense à tout ce qu'elle fait de son côté. M'enfin, tout le monde ne peut pas être un héro.
J'ai fais ma part. Hein. Je l'ai donné mon âme à cette société. J'ai lutté contre les connards. Plutôt deux fois qu'une.
Avec mes jambes, ça aurait peut-être été différent. Sûrement même en fait. Mais bon, ça ne sert à rien d'y penser. On peut tenter de refaire le monde. Encore. On ne peut pas changer le passé. Y a pas encore la machine pour ça. C'est comme ça. Je souris. Autant continuer sur le jeu du double discours. Et puis, plus je lui en donne et plus elle pourra avancer vite dans ses recherches.
Il y a un autre endroit où ça s'agite depuis quelques jours. C'est peut-être rien. Mais dans le doute :
_ Je ferais bien un petit tour à Paris. Je me gratte la joue gauche. Et toi ? Des plans pour tes prochaines vac' ? Je ne sais pas trop, c'est brumeux. Mais ce genre de mystère moi ça m'excite les neurones. J'ai une petite pensée pour Miss Sullivan. J'espère qu'elle va bien. Ça fait un moment que je n'ai pas eu de ses news.
Je prend la dernière lampée. Ouais, je bois vite. Ça la descente de l'ancien soldat ce n'est pas qu'une légende. Souvent il n'y a que ça pour nous réchauffer le bide. Enfin, je ne pense pas qu'elle soit du style qui s'en formalise. Quand on bourlingue dans l'Archipel on voit de tout. Tant que je suis opérationnel de toute façon. Et je le suis.
_ Sinon, t'as besoin de rien du boulot ? On a du nouveau matos en repro. Autant que ça serve. J'ai cherché, en fonction de nos échanges sur le Réseau. Mais c'est fort possible qu'elle n'ait pas tout dit. On ne peut pas tout coder. Même si c'est sécurisé...
Pour un dimanche soir, l'établissement reste bien calme. La neige en aura refroidi plus d'un. L'atmosphère semble parfaite pour les deux jeune gens qui semblent avoir bravé le froid pour tout sauf pour une rencontre tout ce qu'il y a de plus professionnel. Grace se demande si les rares personnes installés dans le café, ou même la barmaid, imagine qu'ils sont en couple. Quelle image renvoient-il ? Elle se dit qu'il n'y a que des jeunes amoureux pour sortir se retrouver par un temps pareil. Des amoureux et des personnes qui ne veulent vraiment pas être dérangés. Et en vrai, dans la vraie vie, il n'y en a que très peu, des gens qui veulent échanger loin des oreilles indiscrètes. Elle en vient à se demander ce que ça ferait de se mettre de se mettre en couple. Et si le type face à elle serait imperméable à son charme. Elle se demande si elle en a encore, du charme, alors qu'il lui semble qu'elle a perdu tout ce qui faisait d'elle une jolie fille ; son rire éclatant, son sourire franc et dénué de cette lueur triste qui ne quitte plus son regard, ses hanches et ses seins, que la nourriture du sud lui avait donné rebondit. Elle sait que sa pensée est hors sujet. Mais c'est une pensée qui traverse souvent son esprit depuis qu'elle est rentrée. Une pensée qui la surprend dans des moments plus ou moins approprié, une pensée qui semble parfois ébranler intérieurement cette confiance en elle qu'elle semble naturellement avoir.
Son pragmatisme à lui la ramène directement dans leur conversation et elle hoche la tête avec douceur. L'ouverture que lui propose l'individu face à elle est une opportunité pour la suite. Elle ne sait pas encore à qui elle aura affaire ni à quoi elle aura accès, mais elle sait que c'est une porte qui s'ouvre, un accès de choix. Elle note mentalement toutes les indications qu'il lui distille à travers son double discours.
Elle secoue la tête d'un façon qui laisse entendre que pour le moment, tout est bon pour elle, mais qu'elle note dans un coin de son esprit sa proposition. Ils parlent « vacances » et c'est à son tour de répondre par la négative et rester pensive.
-Je crois que c'est tout bon, mais je garde en tête ta proposition. Répond-elle avec un demi-sourire. Il a finit son verre et elle son grog. Il semble qu'ils se soient tout dit pour le moment, alors, dans un nouveau sourire, elle sort son portefeuille et paie sa consommation.
-Je vais devoir y aller, j'ai encore un peu de travail. Merci pour ton aide.
Elle le saluer et lui assure qu'ils se reverront rapidement. Ça, elle n'en doute pas.
Je la suis des yeux alors qu’elle cherche son portefeuille. J’avais envisagé de lui payer ce grog. Histoire d’avoir un geste sympa. Ca fait parti des codes offrir le verre à la femme qui vient jusqu’à vous. C’est ce que mon frère me rabâche régulièrement.
Puis là y a Madison qui rapplique avec ses théories sur le genre, l’égalité des sexes, l’asservissement de la femme. Généralement, quand elle part là dedans je ne parle plus. Je ne veux pas la casser dans ses grands principes. Elle qui a grandie ici dans un quartier tranquille, avec un accès à l’éducation. Ses grands principes sont cools. Mais je ne pense pas qu’elle supporterait la réalité du monde. J’ai vue comment la femme est “considérée” en zone de guerre. Bref. Ce n'est pas le lieu.
Je souris.
_ Ouais, t'as raison. Tarde pas. C'était sympa ce premier RDV. Dis-je dans la continuité du jeu. Mais aussi parce que je le pense. Ça fait du bien de savoir qu'il y a des gens ici qui sont prêts à faire quelque-chose. Ça permet d'être un peu moins en colère. Je sors de quoi payer ma conso à mon tour. Je laisse un bon pourboire. Comme ça les serveurs gardent une image positive du duo. Mine de rien, on ne sait pas, ça pourrait servir un de ces quatre.
_ Tu feras gaffe. Les petites rues ne sont pas toujours sécure dans certains quartier. Je parle en connaissance de cause. Yard envoie des patrouilles dans les coins chauds à peu prés tous les soirs. Pour elle j'ai bien saisi qu'elle a un instinct de préservation assez poussé. C'est une bonne chose. Elle va en avoir besoin si elle se lance vraiment. Mais, quelque-chose me dit qu'elle n'est pas du genre à se dégonfler.
_ Moi je vais rester encore un peu. Prends soin de toi Grace. On se dit à bientôt. Un sourire complice pour la route. Puis je la regarde partir. Je suis sa silhouette qui passe en extérieur devant la vitrine du bar. Elle marche vite. Faut dire que les températures n'ont pas monté ces derniers jours. Une fois qu'elle est hors de vue je lève la main pour commander un autre verre. Je n'ai pas du tout envie de rentrer chez moi pour le moment. Comme ma seule contrainte c'est d'arriver à leur au boulot demain matin, j'ai le temps.
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