Ven 11 Mar 2016 - 16:23


Une journée à Édimbourg

TEMOIGNAGE
John Smith

Quand les mécanismes du réveil, remontés la veille, firent tourner la boîte à musique sur laquelle dansaient les petits personnages, John Smith ouvrit les yeux, comme tous les jours de la semaine, dimanche mis à part. Assis en pyjama sur son lit, il contemplait la figurine de la danseuse qui tournait toute seule. Elle était à l'effigie de la célèbre Nikiya, et il avait payé cher pour s'offrir cet auxiliaire de réveil. John Smith était un homme de peu de passions, mais le ballet en faisait partie. Il y avait dans ces danses quelque chose qui lui allégeait le cœur, la preuve que toute la beauté de l'Ancien Monde n'avait pas disparue avec le nouveau. Il se livra à chaque étape de sa routine matinale, comme il le faisait depuis cinq années qui ne lui paraissaient ni trop longues, ni trop courtes. Le temps continuait son cours, comme il l'avait toujours fait. Par la fenêtre de sa petite, mais confortable unité d'habitation, typique pour un simple fonctionnaire de son modeste statut, il pouvait apercevoir un coin de l'immense cascade qui chutait dans le vide pour aller rejoindre la mer, loin en dessous de l'arche d'Édimbourg. C'était là, la raison principale qui l'avait poussée à s'installer dans cet appartement alors qu'il était aussi loin du bureau. Les couleurs qui scintillaient dans l'aube, au-dessus de l'eau, n'avaient pas de prix. Il s'installa pour petit-déjeuner, constitué d'une tranche de pain, d'une pâte nutritive de conserve au goût curieusement agréable, et d'une tasse de thé. Il gardait le lait et le jus d'orange pour le dimanche ou les occasions spéciales : ces produits n'étaient pas disponibles en grande quantité, du moins pour un homme de sa condition. Tout en mangeant, il avait allumé la radio. God Only Knows, la version barbershop du tube des Beach Boys, laissa mourir ses dernières notes avant le bulletin d'information. John Smith se laissa porter par le rythme familier des commentateurs, qui commençaient toujours leur émission par les encouragements et les dernières directives du gouvernement avant de passer aux dernières nouvelles.


« ...et il semblerait que la réception privée tenue par la duchesse Lampeduza se soit terminée par un coup d'éclat inattendu impliquant la piscine de gravité aérienne nouvellement installée, plusieurs convives un brin enthousiastes, un piano à queue et une célèbre modèle. À ce sujet, son mari a décliné tout commentaire. Nous rappelons d'ailleurs que le duc exposera sa prochaine collection dès le... »


Une fois prêt, John Smith coupa le transistor. Il avait enfilé son traditionnel complet gris, et tenait fermement sa mallette dans une main. Il sortir dans le couloir, puis sur la passerelle, toujours bondée à cette heure de la journée, tandis que tant de citoyens se rendaient au travail. Il se dirigea jusqu'à l'ascenseur qui le mènerait aux étages inférieurs de la ville, et dont les impressionnants jets de vapeur étaient devenus une telle partie du paysage que plus personne n'y faisait attention. À travers la vitre, il pouvait contempler au loin les hauts de la ville écossaise, où les vieilles pierres qui avaient été préservées étaient surplombées par les tours étincelantes des citoyens les plus riches et des membres de l'aristocratie en place. Leurs élégantes passerelles dessinaient des courbes gracieuses, dont plusieurs menaient aux fameux portails distants. Leur mise en place était récente, et simplifiait grandement les déplacements de ceux qui avaient les autorisations nécessaires. Il suffisait de passer dans l'anneau pour émerger de son jumeau, placé quelque part d'autre dans la cité. Personne ne savait vraiment comment cela fonctionnait ; John Smith soupçonnait qu'il y avait quelque chose de quantique, là-dessous. Dans le doute, toujours en revenir à la quantique. Pour sa part, il se contenterait du métro aérien de la ville, dont le toit était suspendu aux impressionnants rails de transports. Il trouvait cette manière de voyager bien plus agréable que les petits véhicules de transports privés qui rappelaient par le principe, si ce n'était par l'apparence, les voitures d'antan. Mais les pistes qui leur étaient réservées étaient souvent bondées, la ville ayant été principalement repensée pour la marche et les transports publics. Avec les gigantesques miroirs de la ferme solaire et les éoliennes, la ville était presque autosuffisante en termes d'énergie. Avec les nouveaux développements et les redécouvertes quant à l'énergie amharique -ou l'électricité, comme l'appelaient certains, les systèmes d'éclairages et de loisirs avaient bénéficié d'un formidable boom. Il suffisait de voir les nombreux panneaux d'affichage aux néons illuminés, les pubs holographiques et les bulletins d'information qui longeaient la ville dans un tourbillon de sons et de couleurs.


Assis dans le métro, habitué depuis longtemps à la vue saisissante en contrebas, John Smith préférait lire le journal du jour ou contempler les informations sur son bloc de poignet. Le nouveau modèle issu du Complexe d'Arkadia était bien plus léger et plus pratique, même si les systèmes d'exploitation de type Verstand 3.0 étaient réputés pour fonctionner plus rapidement grâce à la percée qu'ils avaient effectuée dans le système de cartes à trous. Mais Arkadia ne manquerait pas de les rattraper, et la course au progrès effrénée que se livraient le directeur d'Arkadia et celui de Verstand continuerait pour le plus grand plaisir des consommateurs. Tant que les deux hommes continuaient à s'entendre au sein du Consortium marchand, dont ils faisaient tous deux partis, leur concurrence n'était pas à redouter. Et puis tout valait mieux que ces appareils de secondes zones dont la vapeur pouvait soudain vous brûler le bras, sans parler des moteurs internes qui explosaient soudain pour projeter leurs rouages à des lieues à la rondes. Marcia Cross, de la comptabilité, portait encore un bandeau sur l’œil suite au dernier incident. Fouillant dans sa poche, John Smith en sortit une petite carte qu'il installa dans son bloc de poignet. Après une minute ou deux de cliquetis et de chargement, l'appareil accepta sa participation au réseau et se mit à charger des informations. L'écran était petit, et les couleurs grossières, mais les images transmises étaient aussi précises que possible. Il était question d’un esclandre au célèbre zoo de la ville, réputé pour ses espèces protégées et ses hybrides impressionnants. Une petite blondinette s'était retrouvée on ne savait comment dans l'enclos d'un grizzly-scorpion avec un pingouin, et un homme émacié et noueux s'était jeté à son secours. A en croire le bulletin qui suivait, il s'agissait d'un célèbre archéologue, réputé pour toutes les expéditions qu'il avait menées à la surface dévastée, bravant les éléments et les dangers pour mettre à jour les merveilles disparues de civilisations passées. Ce que John Smith approuvait : il était important de ne pas voir un tel patrimoine condamné à l'oubli.


Le métro freina si brutalement qu'il en perdit son chapeau ; alors qu'il le ramassait, une explosion fit trembler les vitres et lui sonna les oreilles. Hébété, il colla, comme tous les autres passagers, sa tête contre la fenêtre pour essayer de voir ce qu'il se passait. Une station avait été ravagée sur une autre voie, et une colonne de fumée s'élevait vers le ciel. C'était le troisième incident de ce type en un an ; les anarchistes se montraient de plus en plus hardis dans leurs entreprises pour paralyser la ville. Mais il était du devoir de tout bon citoyen -et John Smith était un bon citoyen ou il n'était pas- de ne pas se laisser intimider par de tels actes de terreur. Et puis les forces de l'ordre intervenaient déjà, engoncées dans leurs armures de combat mécaniques. Visiblement, le combat faisait rage, les terroristes étant dotés de pouvoirs qu'ils opposaient aux fusils pulseurs, aux lances tesla et aux ondes gravidiques ; sans parler des pouvoirs à la disposition des policiers. Une blonde aux cheveux courts, sans doute un officier vu son uniforme, menait l'assaut. Avant que la conclusion ne s'offre aux passagers, le métro s'ébranla pour reprendre son chemin. Bah, se dit John Smith. Leur sort était entre de bonnes mains. Sur les écrans le long des murs de l'engin, la chaîne dispensait un reportage en direct sur les dernières avancées médicales du centre hospitalier.

« Et donc, docteur Kent, l'opération a été un succès ? » demandait le journaliste. Le médecin, une blonde en blouse blanche et au sourire doux, lui répondit :


« Elle a été longue et éprouvante pour tout le monde, mais nous sommes satisfaits du résultat. Comme vous pouvez le voir, notre patient se porte comme un charme ! »

« Après avoir perdu ses ailes, James Novak s'est porté volontaire pour être le réceptacle d'un nouveau système d'ailes mécaniques. Monsieur Novak, un mot ? Ou une petite démonstration ? »


« Euh, je veux bien essayer... » Le patient, en blouse d’hôpital, était effectivement doté d'une impressionnante machinerie sifflante et cliquetante dans le dos. « Alors, je crois que ça marche comme ça... »


L'aile droite se déploya d'un coup, fracassant un écran d'imagerie médicale.


« James, je ne suis pas sûre que... » Intervenait le docteur Kent.

« Oups, pardon. Mais si je... »


Un jet de vapeur s'échappa de son dos, et un arc électrique dansa d'une aile à l'autre tandis que le patient se mettait à tourner sur lui-même, emporté par la force de la machinerie : « Pardooooooooooon ! »


Le docteur Kent se précipitait vers lui au moment où quelque chose frappa la caméra, interrompant la diffusion. Un message d'erreur apparut brièvement, avant que la chaîne ne passe une réclame pour le prochain film de Dahlia Anderson, l'actrice en vogue qui faisait fureur dans le milieu du nouveau cinéma holographique. De toute façon, John Smith était arrivé. Il descendit à sa station et traversa la place du marché, où les produits frais s'arrachaient à prix d'or. Tandis qu'il longeait le trottoir, écoutant distraitement la mélodie qui s'échappait d'un quatuor de musiciens de rues perchés sur une petite plate-forme flottante, il fut harangué par un jeune homme aux cheveux noirs et à l'air intense. Il était vêtu d'une simple toge, et brandissait dans une main un petit morceau de métal tordu qui s'avéra être une fourchette un peu noircie, et à laquelle il manquait une dent.


« Rejoignez l'Ordre de l’Éclair Divin ! Seul le chemin de la fourchette nous fera finir dans la bonne assiette de la vie ! L'oracle l'a prédit, et le Saint-Toaster nous sauvera tous ! Je l'ai vu, lors de mon initiation, lorsque j'ai fouraillé de mon engin sacré dans la fente nourricière de son effigie ! J'ai vu la lumière, et vous pouvez la voir aussi, il n'est pas trop tard ! »


Le regard fanatique de l'homme mettait John Smith mal à l'aise, d'autant que l'homme venait distraitement de se planter sa fourchette dans la main sans donner l'impression de le réaliser. Il s'écria alors :


« Regardez comme le Saint-Toaster m'a épargné la douleur de ce monde ! Vous aussi, venez découvrir votre force intérieure véritable. Nous nous réunissions tous les jeudis dans la vieille église des anciens lieux de cultes pour honorer le seul qui vaille la peine. Le gouvernement nous confine dans son carcan ! Nous sommes tous libres de brandir notre fer sous les cieux pour bénéficier de sa majestueuse bienveillance ! Tous les jeudis, n'oubliez pas, nous avons des cookies ! »


John Smith réussit enfin à se dégager de l'homme pour continuer son chemin. Il trouvait déplorable de voir que de telles sectes pouvaient agir aussi impunément dans la rue, mais le gouvernement avait assez de peine à gérer les pénuries et l'équilibre délicat du pouvoir ; il ne pouvait étouffer chaque incartade dans l’œuf sous peine d'être considéré comme répressif. Peut-être qu'un nouveau toaster piégé et ses victimes le ferait réfléchir, la prochaine fois... Mais cela ne regardait pas John Smith. D'autant qu'il était arrivé au siège de l'entreprise d'import-export pour laquelle il travaillait. Déjà, il pouvait voir le lent ballet majestueux des impressionnants aéronefs qui s'arrimaient après leur long voyage. Ceux-ci portaient les couleurs de la Nouvelle-Pékin, et ils apportaient dans leurs soutes une quantité de produits de la lointaine Orient qui rapporteraient une fortune au Consortium. Un dirigeable plus petit suivait dans leur sillage, celui-ci aux couleurs de la Banque Suisse. Car il n'y avait plus vraiment de pays, qui avait bien souffert du cataclysme. Mais ils s'y étaient préparés en mettant littéralement tous leurs œufs dans le même panier ou, dans le cas présent, la même montagne. Le sommet des Alpes qui flottait dans le ciel à quelques jours de voyages en vol était une véritable forteresse, et le principal organe qui dictait l'économie européenne.


La journée de travail se révéla sans surprise et sans histoire, comme John Smith les aimait. Il avait compulsé des données sur les grands ordinateurs, qui perforaient carte après carte dans leur tâche quotidienne. Le réseau était encore chancelant, et pas toujours des plus performant, mais les dernières trouvailles effectuées dans les décombres de la surface avaient permis de stabiliser les ondes. Les équipes qui bravaient les radiations et les tempêtes magnétiques de la surface étaient de véritables prospecteurs modernes, qui vivaient souvent une vie aussi riche que brève. Pour sa part, John Smith se contentait de son petit bureau, et cela lui suffisait parfaitement, merci pour lui. A la pause de midi, les informations montraient le directeur de l'école à laquelle étaient confiés les prodiges que le gouvernement avait choisi d'exposer au dernier orage. Il avait l'air fatigué, et un peu sur les nerfs, mais néanmoins plein d'espoir. Voilà trois mois au moins qu'aucun local de l'école n'avait implosé.  Quant au reste de la journée, il s'écoula aussi tranquillement que le reste. Et voilà que l'heure de pointer arriva. John Smith enfila son veston, mit son chapeau, prit sa mallette et sortit se promener dans la rue, profitant des lumières de la ville nocturne. Il alla jusqu'au dîner qu'il fréquentait chaque soir ou presque, « Chez Scotty », qui faisait aussi office de cabaret et de dîner-spectacle. La propriétaire était une jeune femme à la bonne humeur contagieuse, la nourriture y était bonne, et l'ambiance assurée. D'autant qu'on y croisait parfois du beau monde ; ce soir, Dahlia Anderson se présentait pour un numéro de chant, et John Smith eut la surprise de découvrir le directeur de l'école vu tantôt sur les écrans en train de l'accompagner dans un époustouflant numéro de claquettes. Le monde était décidément surprenant. Après avoir mangé, il eut même l'impression de voir une petite blonde faire entrer ce qui ressemblait curieusement à un petit palmipède sur lequel on avait vite glissé un imperméable et un chapeau, mais il avait sûrement dû rêver. Ce qui l'étonnait : John Smith ne rêvait pas beaucoup.


Sur le chemin du retour, dans son métro, il put contempler les flammes de la station attaquée, qui continuait de brûler. Les anarchistes développaient des techniques vraiment destructrices... Il chargea une nouvelle carte sur son bloc de poignet, tandis que les écouteurs qui y étaient reliés passaient une musique apaisante dans ses oreilles. Peut-être appellerait-il sa mère, plus tard. D'abord, il jeta un dernier regard aux informations. Le bulletin parlait des prévisions quant à la prochaine tempête, et les préparations du gouvernement avançaient à un bon train. Ces événements, aléatoires et difficiles à prévoir, étaient devenus essentiels au fonctionnement de la ville, qu'il s'agisse de l'énergie qu'ils fournissaient ou des capacités qu'ils pouvaient conférer aux élus. Ou à ceux qui bravaient les interdits, comme les anarchistes qui usaient sans vergogne de leurs nouveaux talents destructeurs pour imposer leur loi sur l'homme de la rue qui se retrouvait alors dépourvu, souvent mal protégé par un gouvernement de plus en plus dépassé. Pour la première fois depuis longtemps, John Smith éprouva de la peur et, pire encore, un semblant de doute. Les paroles du jeune illuminé, sur la place, lui revenaient en tête... Peut-être devraient-ils tous être prêts.


Ce soir-là, John Smith rentra chez lui comme à son habitude, pour se livrer à son habituel petit rituel nocturne d'avant le coucher. Si ce n'est qu'avant, il s'arrêta dans une échoppe pour aller s'acheter une nouvelle fourchette.


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